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vendredi 22 octobre 2010

Jean Amado, entretiens sur la sculpture comme des bonbons en bouche.

"Jean Amado ne parlait pas volontiers de son travail personnel. Il fallut la force de questionnement et l'écoute d'un poète comme Bernard Noël pour réaliser un entretien d'une telle qualité. Amado était âgé de 52 ans lorsqu'il se lia d'amitié avec Bernard Noël.
Publié dans les premières pages de la Quinzaine Littéraire, cet entretien fut réalisé pendant l'automne de 1974. Jean Amado réalisait sa troisième exposition rue de Seine à Paris, dans la galerie Jeanne Bucher. Ses deux premières expositions dans cette galerie s'étaient déroulées en février 1970 et novembre 1972.
Dans cette exposition qui regroupait plus d'une vingtaine de pièces, des dessins et des maquettes, se trouvait pour la première fois montrée en public l'une des pièces majeures d'Amado, "A la limite" que l'on a revue en septembre 2008 dans l'exposition du Centre aixois des Archives départementales des Bouches du Rhône,"André Masson/ Georges Duby /Arts Plastiques et Sciences humaines à Aix en Provence".
Bernard Noël - Devant celui qui la découvre, une sculpture occupe si vivement l'espace qu'elle a tendance à s'imposer comme une chose qui aurait surgi immédiatement, mais le travail ?

Jean Amado - Parler de mon travail, cela me paraît, comment dire ? un peu monstrueux. Les choses faites doivent aller de soi, être évidentes. Quand je travaille, ou bien, c'est pour répondre à une commande, donc à une chose précise, ou bien ... c'est un besoin que je recule, que je retarde, car j'ai déjà la crainte de ne pas réussir à y répondre, à le combler... Je commence par un dessin. Le dessin, çà ne m'amuse pas, mais çà me permet de sérier les problèmes. Il y a d'abord un objet, un détail plutôt, une chose en suspens, bourrée de possibles. Le dessin concrétise tout çà, mais en le dépoétisant. Il ne reste qu'un truc sec, décevant, que je raccorde tant bien que mal au besoin premier en essayant de penser maintenant au côté esthétique...
A force de tracer, de penser, la chose finit par gonfler. J'imagine le volume, je dessine la silhouette. Cela prend des jours, mais alors je connais tellement la chose que sa réalisation va de soi. Je me mets au travail, et la clarté se perd. Il faut commencer à plat, par le bas, et là on ne voit rien. Tout démarre quand le plan technique est élagué, et que çà commence à prendre forme. Jusque là, jusqu'à ce qu'il y ait assez d'éléments pour que le sens se mette à prendre, c'est aride parce que je ne sais pas si çà va venir ou non...
Bernard Noël - Mais il y a le dessin, la silhouette, tout ce que vous avez préparé, pensé..
Jean Amado - Je ne veux rien d'intellectuel, il faut que çà pousse de soi-même... Je crois à l'histoire, c'est à dire à quelque chose de perceptible. L'histoire se fabrique à partir du moment où la chose existe suffisamment pour pouvoir continuer : il y a une logique vivante... On s'accroche à un truc, on s'y trouve bien, et il n'y a plus rien à dire dessus... Je suis un tâcheron, avec de la lenteur, de la patience, du temps. Il faut que le temps passe et nourrisse. Je suis obstiné, c'est tout. Pour le reste, j'évolue en fonction de ce qui arrive.
Je suis sujet à des événements. Ainsi, ayant commencé par faire de la céramique, car je pensais pouvoir vire de service à thé et à café, j'ai eu tout de suite envie de faire des grands trucs, et notamment une fontaine, qui fut achetée par Pouillon, lequel me commanda pour Alger une sculpture de quarante mètres de haut et de six mètres de large, en terre cuite émaillée. La chose une fois en place, les copropriétaires voulurent la faire démolir. Qu'est-ce que çà représente ? réclamaient-ils. Mais c'est un totem, déclara Pouillon. Un totem, fallait le dire! Et dés lors la chose fut acceptée, et je me trouvais avoir fait un totem... L'important, c'est le rapport qui s'établit entre la vie quotidienne et la chose qu'on a fabriquée et qui devient signal, mais on n'y arrive qu'en fonction d'évènements inattendus.
Une autre fois, à Lyon, j'avais fait une sculpture qui déplaisait beaucoup à des gens du quartier. Elle est devant un café qui s'appelle La Bulle. Un jour, quelqu'un désignant ma sculpture a dit: Tiens, voilà la bulle! Et du coup, elle a été acceptée en se chargeant d'une valeur représentative née d'un simple canular. Mais pour en revenir à la terre cuite, en grandes dimensions cela posait d'énormes problèmes. A cause d'un copain qui parlait d'huisseries en béton, l'idée m'est venue de faire du béton émaillé... J'ai fini par trouver le moyen, j'ai fabriqué des dalles émaillées, toute une petite industrie, et je me suis mis au bas-relief... En 1963, ma femme est morte. J'ai fait ma première sculpture dans l'espace : un grand crâne... Et le besoin m'est venu de réaliser un travail de sculpteur et non pas d'artisan, mais comment montrer? Comment exposer ? Un jour Dubuffet, qui m'avait commandé des agrandissements de sculptures, est venu dans mon atelier; çà lui a plu, il m'a présenté à son marchand, et j'ai fait ma première exposition, en 1970. Moi qui vis de commandes, je n'expose que ce qui ne répond à aucune commande. Quand on a une commande, il faut qu'elle soit rentable, on entre dans le domaine de la production et du prix marchandise. Avec une chose pas commandée, le temps ne compte pas : on y met de la vie, pas du rentable...
Bernard Noël - Et l'art, est-ce un mot qui se présente à ce moment ?
Jean Amado - Le mot art, c'est la notion de chose imaginée, réalisée, vendue, et qui en même temps échappe au circuit production, n'est pas situable en prix... Il y a des gens qui aiment ce que je fais, ce sont des amis. Il y a des gens qui ne sont pas des amis et qui achètent ce que je fais, le lien passant alors par l'objet... A mon sens, une oeuvre ne devrait pas se vendre. J'aimerais que l'Etat me nourrisse moyennant fourniture d'un certain travail, et puis avoir la possibilité de céder le reste à des particuliers, non pas à des prix de collection, mais au prix du travail. Pas de raison que çà vaille cher. Il est vrai que pas de raison non plus qu'un cadre supérieur gagne tellement plus qu'un ouvrier... Oui, mais mon travail çà ne sert pas; c'est une chose que je fais parce qu'il ne m'est pas possible de faire autrement. Mais ce travail, je le fais comme tout le monde, de neuf heures à midi, de deux heures à six heures.
Etre artiste, ce n'est pas un domaine particulier, la démarche diffère, mais la pratique c'est pareil. Le matériau ne permet pas de faire ce qu'on veut, il a sa propre vie, et il s'agit d'accorder à cette vie celle de la forme que je cherche. Il faut compter aussi avec le poids, ne pas faire des morceaux trop lourds. D'où la nécessité des joints, qui rythment, qui donnent une nervosité supplémentaire. Les joints, ,je leur donne l'aspect de fissures, de cassures, c'est à travers les failles que le vivant revient... La vie, pour moi, c'est la vie à travers les âges, et non pas ma vie ou la vôtre même si elles m'importent. Je voudrais marquer cette sérénité et cette nostalgie, faire de l'habitable, mais la sculpture habitable, c'est le tombeau, l'endroit du retour à la matrice et l'endroit de la grande paix. Ce serait merveilleux d'habiter un tombeau en étant vivant, dans un grand silence et une grande douceur, la douceur de la continuité; je voudrais fabriquer une énorme continuité, vingt kilomètres de sculptures, sans s'arrêter, car quand une chose s'arrête, quand elle est terminée, je ne vis plus..."

Entretien publié le 1 novembre 1974 dans "La Quinzaine Littéraire".

 

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